Ou comment rallier Fort Pierce à Key West en 6 jours au lieu de 3 !
Du départ de la Marina au lendemain matin, tout va bien malgré le fameux « Gulf Stream » que nous devons remonter et qui nous ralentit beaucoup. Les choses se compliquent à la latitude de West Palm Beach quand le courant devient plus fort et que, même au moteur, nous peinons à avancer à plus de 3 nœuds … Ça promet d’être long !..
Un peu plus tard, en fin de matinée, le vent force sérieusement et lève des vagues de plus en grosses qui ralentissent encore notre progression jusqu’à la stopper … Cela nous apprendra, incorrigibles optimistes, à braver de concert le courant marin le plus connu du monde avec le vent et la mer contre nous. Finalement, sans autre choix et surtout aucune envie de subir cette situation toute la nuit, nous rebroussons chemin vers West Palm beach où nous trouvons refuge et mouillage dans les « intracoastal waterways », les canaux intérieurs de la côte Est des Etats-Unis qui servent de « route à bateau » alternative à la haute mer.
Le vent est si calme au matin qu’il ne nous permet pas d’affronter le courant dans sa partie la plus forte. Tant mieux, nous en profitons pour nous lancer dans l’expérience des fameuses « intracoastal waterways » !
Bien que nous ayons tous les deux obtenu notre permis « extension fluviale » cet été en France, nous n’avons jamais navigué le long d’un canal, et notre expérience des « ponts à bascule » se résume à deux entrée-sortie de l’Etang de Tau à travers la ville de Sète. C’est assez léger comme expérience, mais quant il s’agit de se lancer, nous savons y faire et ce sont pas moins de 19 ponts (oui oui, vous avez bien lu, dix-neuf !) qu’il nous faut franchir pour rejoindre la prochaine sortie à Fort-Lauderdale.
En fait, nous prendrons le coup de main en 3 à 4 ponts seulement, c’est finalement assez simple … Au sortir d’un pont, il faut déterminer la distance au prochain et décider s’il convient de flâner ou de se précipiter en fonction de l’heure d’ouverture du suivant, puis, en vue du pont, se signaler sur le canal 9 et attendre plus ou moins longtemps l’ouverture pour enfin s’insérer dans le tumultueux traffic des petits et gros bateaux.
Bien entendu, si attendre, parfois 25 minutes quand on manque de chance, sans bouger est parfois compliqué le vrai coup d’adrénaline survient quand, après une course effrénée, le pont est atteint en retard sur son ouverture et qu’il faut alors continuer sur sa lancée pour le franchir juste avant sa fermeture … Et, de ceux là, il y en a un certain nombre !
Pour le reste, la waterway est comme une grande avenue américaine bordée de maisons et de résidences « pieds dans l’eau », souvent luxueuses, parfois plus raisonnables. Les pontons privés fleurissent de part et d’autre, surtout dans les cours d’eau secondaires qui sont à la « route d’eau » l’équivalent des allées des quartiers résidentiels « terriens ». Les usagers y circulent donc en bateau à moteur comme s’ils prenaient leur voiture depuis leur allée mais pour se rendre en mer, à la pêche, juste se promener, ou même directement chez des amis !
À vrai dire, nous nous étonnons que sur les rives, il n’y ai que quelques rares cafés/restaurants et aucun commerce. Sans doute parce que tous les emplacements sont occupés par des propriétés privées ? Dans tous les cas, je pense qu’il y aurait un business à faire ici, peut-être un combiné bar-terrasse/épicerie/shipchandler ?
Quand le soleil commence sa descente, nous nous organisons un mouillage dans la petite baie de Lake Santa Barbara plutôt que de poursuivre à la lueur des feux de la ville. Il ne reste que quatre ponts jusqu’à la sortie et nous en avons quand même franchis 15 au cours de cette journée. Si nous étions partis plus tôt, nous aurions eu les 19 sans difficulté, mais nous serions retrouvé en plein cœur de Fort Lauderdale pour la nuit, et cette situation n’avait pas notre préférence.
À peine ancré, nous recevons la visite de Mario le Québecois qui vient nous saluer à la faveur de la promesse francophone de notre drapeau français ! Nous l’inviterons à bord pour « faire salon » et discuter un peu. Il est un plaisancier inexpérimenté et vient d’acheter pour un très bon prix un très beau voilier presqu’aussi grand que le notre … mais dans un état qui l’oblige pour ainsi dire à le restaurer depuis le fond de cale jusqu’à la tête de mât ! 3 mois qu’il galère, et disons le franchement, dire qu’il y a encore du boulot … c’est peu dire !.. Quoi qu’il en soit, nous apprécions beaucoup la simplicité bourrue et le langage coloré de notre étrange invité, mélange inattendu de camionneur/bûcheron canadien et de « bagpacker » désorienté.
Au lendemain, les 4 derniers ponts seraient une simple formalité si l’ultime ouvrage d’art de ce périple intérieur n’avait recelé une pépite. Disons que plus nous nous approchons de la sortie de Fort Lauderdale et plus le traffic se fait dense pour constituer une file ininterrompue de bateaux.
Dans cet configuration où la place pour manœuvrer est comptée, nous approchons du dernier pont et bien que nous pensions pouvoir passer dessous en position fermée, nous sommes assez déçus de manquer l’ouverture de peu, très peu … trop peu …
Nos documents sont contradictoires, 45 pieds de hauteur libre pour l’un, 55 pour l’autre. Au dernier calcul (j’y reviendrai), nous mesurions 45 pieds de tirant d’air : à 55 on y va ; à 45, on n’y va pas.
Les discussions VHF sont difficiles car encombrées, et à la troisième tentative, le pont répond enfin à notre demande insistante de confirmation « lisez la jauge fixée sur la pile de pont, nous ne sommes pas autorisés à vous donner cette information ». Autant dire que nous sommes furieux, ça nous fait une belle jambe car quand nous serons assez proches du pont pour lire cette fichue jauge, il ne nous sera plus possible de faire marche arrière … Heureusement, une âme compatissante, sans doute aussi indignée que nous de la réponse des gardes ponts, nous indique la hauteur libre « 55 pieds à marée haute sur mes documents » !
Soulagés, nous pouvons poursuivre dans le flux de circulation jusqu’à la fameuse jauge qui indique 56 pieds au moment où nous nous engageons. Ma parole, que ce moment est stressant ! Que le mât est grand ! Que l’antenne est proche du tablier du pont … mais, mais, nous allons nous prendre dans les feux suspendus !.. Non … c’est passé mais pas loin de la punition quand même.
Pour le reste, après avoir évité un pétrolier qui prend la même sortie que nous, il ne s’agit plus que d’évoluer calmement vers la sortie dans une cohue désordonnée de bateaux tout aussi impatients que nous d’atteindre les eaux libres.
En mer cette fois, après une belle journée et une nuit super, la houle redevient inconfortable et impressionnante en face des « Florida Keys ». Comme une grande fatigue s’additionne à une météo peu engageante, nous décidons de faire halte à mi-chemin de Key West et ouvrons la liste des mouillages des Keys téléchargée in-extrémis avant notre départ … Mais à notre grand désarroi, aucune place praticable ne protège du vent d’Est … Double confirmation de l’analyse des cartes, nous semblons obligés de continuer dans la nuit agitée qui s’annonce et aucun moyen pour nous de passer sous la route US1 dont le plus grand pont « culmine » à 6m50 de hauteur libre.
Franchement désireux d’éviter les complications et, il faut le dire, assez honteux de notre manque de préparation, nous tentons tout de même l’approche d’une baie où nous pourrions éventuellement ancrer … pas idéal mais jouable.
Même s’il ne faut jamais compter dessus, il faut parfois un peu de chance et à l’approche de la baie, nous repérons un grand et magnifique pont salvateur ! Le « Five Channel bridge » que nous n’avions pas repéré sur nos cartes électroniques : 65 pieds de hauteur libre, c’est Bysance ! Enfin, pas tant que ça, même si cette fois nous avons la garantie de passer dessous, le sentiment de proximité du haut du mât et du bas du pont est bien présent quand même … Plus tard, au mouillage, nous reprendrons nos calculs et conviendrons d’un tirant d’air de 50 pieds tout compris. Rétrospectivement, nous repensons avec angoisse aux 55 pieds du pont de Fort Lauderdale …
L’île de « Matecumbe Key », qui était l’un de nos lieux préférés quand 5 ans auparavant nous avions visité cette région, abrite notre mouillage pour la nuit. Celui-ci est un peu compliqué à trouver à cause de notre fort tirant d’eau, mais l’île nous accueille confortablement dans une zone où aucune carte n’indique de mouillage. Comme nous encourageons 4 autres émules à ancrer ici, peut-être le sera-t-il prochainement, allez savoir.
Bien que nous poursuivions notre périple par le « Hawk Channel » bien mieux protégé que la haute mer, une étape supplémentaire nous est nécessaire avant Key West pour éviter une arrivée de nuit. Et fort de notre inexpérience de la veille, nous repérons une belle étendue d’eau suffisamment profonde planquée derrière « Big Munson Island », au sein des « Big Pine Keys » avant de partir … sereins.
Mauvaise pioche … le « Newfound Harbor Channel » se révèle étriqué et ses abords encombrés de bouées et de hauts fonds. Nous y talonnons deux fois alors même que nos cartes nous promettaient une somptueuse hauteur d’eau à ces endroits.
Qu’à cela ne tienne, nous ancrons au centre du chenal et contre nos prédictions, personne ne vient y redire, bien que chacun des nombreux passages révèle un inévitable moment d’indécision pour les canots à moteurs … passeront-ils par la droite où la gauche ? J’y vois l’effet bénéfique (il en faut bien un) d’un comportement individualiste qui veut que tant que la gêne n’est pas excessive, l’individu ne cherche pas la coercition systématique à l’égard d’autrui, un comportement que nous autres français ferions bien de méditer il me semble.
Pour revenir à notre voyage, cette difficile navigation vers « Key West » altère quelque peu notre enthousiasme et nous nous posons nombre de questions sur la suite de la route. Nous sommes désormais trop habitués aux navigations faciles vent portant, à la chaleur et aux étapes diurnes … dans le plus fort de la houle, nous irons même jusqu’à proférer la suggestion de retour par le Canada ! La Patagonie nous appelle encore, mais le chemin est long, très long. Takoumi s’use; nous aussi. Tiendrons-nous tous les 3 l’étendue de ce qu’il nous reste à parcourir ? Ce n’est que le début du second voyage tant la Terre de feu semble encore loin …